jeudi 15 décembre 2011

Les témoignages oraux ou le dilemme de l'archiviste...

De plus en plus de services d'archives se lancent dans la collecte de témoignages oraux. Bien que ce genre d'archives puisse ce révéler être une source d'une valeur inestimable pour l'Histoire, ces enregistrements suscitent également de nombreuses interrogations chez les archivistes.

En effet, au-delà du problème de la "vérité" et de la reconstitution de souvenirs et donc du recul à prendre par rapport à ces sources, les témoignages oraux soulèvent la question de leur communicabilité et de leur réutilisation. Une personne qui raconterait le récit de son enfance ou qui évoquerait ses camarades de classe, ses voisins, la vie de quartier, ou encore certains types d'évènements, peut rendre la tâche de l'archiviste bien ardue. Si le contrat de don stipule que la personne interrogée autorise la libre communication et la reproduction de son témoignage, les personnes ou les faits auxquels elle a fait référence peuvent nécessiter de soumettre cette communication aux délais imposés par la législation.

 Faudra-t-il attendre 50 ans avant de pouvoir communiquer un témoignage dans son intégralité, parce que, l'espace de quelques minutes, un jugement de valeur est porté sur une personne ou parce que sa vie privée est un peu trop dévoilée? Aussi, n'oublions pas que l'archiviste doit également veiller à préserver les intérêts du témoin lui-même (qui sait, s'il ne se laisserait pas aller à narrer, par exemple, des actes répréhensibles par la loi?).

Un semblant de solution consisterait en une "parade technique" permettant de mettre à la disposition du public des témoignages dont les passages "problématiques" au regard de la loi seraient masqués. Il s'agit là d'un dilemme archivistique et éthique qui attend de trouver une solution satisfaisante, au risque de rendre inexploitable certains témoignages oraux. D'ici là, l'archiviste se trouve dans une impasse, les mains liées. À l'inverse, il serait dommage de "brider" la parole des témoins en les empêchant de citer nommément des personnes qu'ils ont connues, de donner des opinions à leur sujet, de narrer des évènements qui les ont marqués, bref, de les obliger à rester "politiquement corrects", au risque de construire un récit qui perdrait sans doute toute vie et tout intérêt...

4 commentaires:

  1. Pour moi, le dilemme se situe en amont : bien souvent, les témoignages oraux se situent à la périphérie du sujet que l'on prétend traiter avec le témoin (voir les témoignages oraux collectés par le ministère de la Justice il y a 10 ans sur www.archives-judiciaires.justice.gouv.fr). Il s'agit de sources qui n'ont d'intérêt que croisées avec des archives classiques. A cet égard, je renvoie au travail très intéressant de Thomas Hélie sur les politiques culturelles en France. Cela amène à relativiser la question du délai de communicabilité.

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  2. Lorsque j'étais au service historique de la défense à Vincennes (France), outre bien entendu l'autorisation de l'interviewé spécifié dans le contrat de dépôt, nous appliquions les délais réglementaires de 60 ans à l'époque pour les informations relevant de la vie privée, de la sûreté de l'Etat et de la Défense nationale (50 ans aujourd'hui depuis la loi du 15 juillet 2008).
    Au regard de ces délais de communicabilité au demeurant assez court et loin de moi l'idée de remettre en cause leur pertinence, à aucun moment les personnes dépositaires d'un témoignage ont éprouvé le besoin de restreindre leur propos. Les propos tenus n'engagent que la personne dépositaire du témoignage, à l'historien de faire la part des choses par son analyse et la confrontation des sources à sa disposition (je ne détaillerai pas ici ce que doit être ce travail prudent d'évaluation et d'hypothèse émises au regard des sources consultées). Par ailleurs, concernant la protection de la personne dépositaire au regard des poursuites probables à la suite d'une publication de son témoignage, il me semble que les délais de prescription au regard des poursuites au civil comme au pénal sont largement couvert par le délais de communicabilité. Prescription des poursuites pour crime (10 ans), pour délit (3 ans)(Cf. loi du 17 juin 2008 relative aux délais de prescription). Si je me souviens bien de mes cours de droit, il me semble qu'un plainte déposée au-delà de ces délais n'est théoriquement pas recevable par un tribunal. Sauf dans le cas de la réouverture d'une affaire déjà jugée en cas d'éléments nouveaux, réouverture du dossier qui appartient au juge. Me trompe-je ?

    Eric MICAELLI
    www.archivistes-experts.fr

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  3. Les témoignages oraux sont, bien entendu, des archives comme les autres, que le chercheur devra croiser avec d'autres sources. Selon moi, la question des délais de communicabilité est loin d'être secondaire, mais bel et bien centrale. En effet, le problème ne réside pas dans l'évaluation de l'intérêt de ces archives, qui est, dans le cas auquel je suis confrontée actuellement, indéniable; mais dans la possibilité de les communiquer librement ou non au public. Des archives qui ne peuvent être communiquées ne pourront pas être confrontées à d'autres sources...
    Merci beaucoup à E. Micaelli pour ces éclaircissements. Pensez-vous qu'il soit possible de communiquer les témoignages "par extraits", avant de pouvoir les communiquer intégralement après l'expiration du délai de communicabilité? Ces témoignages ont été collectés dans le cadre d'un vaste projet sur l'histoire des quartiers et il serait dommage d'exclure certains d'entre eux de la restitution en cours de préparation.

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  4. La phonothèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l'homme a référencé plus de 5000 heures d'enquêtes orales et met en ligne un millier d'heures sur sa base de données. Les Carnets de la phonothèque valorisent également les corpus sonores au fil de leur traitement (ave des extraits sonores) : http://phonotheque.hypotheses.org

    Par ailleurs, il existe une liste spécialisée sur les archives sonores et audiovisuelles http://phonotheque.hypotheses.org/842
    et une association spécialisée qui aborde de nombreuses questions, dont les questions juridiques et éthiques : http://afas.revues.org

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